La violence des groupes armés en Haïti, comme fait social, ne peut être abordée sans prendre en compte le processus historique ainsi que les conditions socio-psychiques qui ont conduit à son développement. Sur la base de cette prémisse, l’Unité psychosociologique de recherche et d’intervention clinique (UPRIC) a voulu comprendre l’expansion de la violence en Haïti en étudiant sa sociogenèse. Pour cela, l’UPRIC a invité certains chercheurs à partager leurs idées sur la question. Le groupe a dans un premier temps reçu le sociologue Jean Casimir qui a restitué la violence en Haïti dans le contexte même de la création de la société haïtienne. Un compte rendu de sa présentation se trouve sur ce blog. Dans un second temps, le sociologue Roberson Edouard et le psychosociologue Lenz Jn-François ont respectivement regardé les différentes approches de la violence et son émergence dans les quartiers populaires en Haïti. Le présent article propose de mettre en discussion les échanges avec Roberson Edouard.
D’entrée de jeu, Roberson Edouard met en garde contre la tentation de faire l’économie d’une définition préalable de la violence. Il est important de préciser a priori de quelle violence il s’agit sinon on se trouve en face d’une difficulté à cerner clairement son objet. C’est en ce sens qu’il se propose d’analyser de préférence les différentes manifestations de la violence afin d’en dégager une typologie. L’approche typologique permet de voir la complexité de ce phénomène social, sa diversité d’expression, voire sa relativité à travers le temps et l’espace. Ainsi, pour Edouard, en fonction du point de vue choisi, la violence peut être une pratique, une création de la modernité, une forme de relation, une ontologie, un savoir, une critique sociale.
La violence comme pratique
Pour Edouard, la violence comme est d’abord une pratique. Suivant la définition même des Nations-Unies, le mot désigne l’ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir qui peuvent, d’une manière volontaire ou involontaire, causer du tort à autrui. Cette violence n’est alors pas nécessairement consciente ou préméditée.
S’il faut ajouter aux propos de Roberson Edouard, nous pouvons par exemple citer l’anthropologue Françoise Héritier qui, dans son livre De la violence (2005:17), nous dit que la violence est: “Toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance, la mort d’un être animé ; tout acte d’intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d’autrui, le dommage ou la destruction d’objets inanimés.”
Nous voyons que ce qui est au cœur de la violence dans ce cas, c’est l’impact en termes de contrainte, de force utilisée pour dominer et faire du mal. Une contrainte qui peut s’exercer autant sur des vivants que sur des non-vivants.
La violence comme création de la modernité
Edouard rappelle que même si avant la modernité il y avait de la violence, avec elle, une nouvelle forme de violence a émergé, mise au service des modèles économiques dominants (colonial, esclavagiste et impérial). Cette violence s’est construite dans la rencontre de l’Autre, un Autre à qui il s’agissait d’enlever toute humanité, un Autre dévalorisé, infériorisé pour ne plus être un alter ego. Cette violence est à la fois une violence en soi mais aussi une matrice de violence puisqu’elle conduit à sa propre re-production.
De ce que pointe Edouard, nous comprenons que la modernité a construit l’Autre comme une altérité radicale, un non-sujet. Ce qui permettait de justifier les violences exercées à son égard. De ce point de vue, la conquête des Amériques par les Européens n’a pas été un simple exercice de domination. Elle est la manifestation directe de cette violence déshumanisante, comme le présente brillamment Tzvetan Todorov dans la conquête de l’Amérique.
La violence comme relations
Une autre façon possible d’étudier la violence c’est de la regarder comme relations. Relations de sujétion, de domination, d’exploitation, d’oppression…Plusieurs exemples témoignent de cette forme de violence : le génocide des peuples dits indigènes de l’Amérique ; la réduction en pupilles de la couronne des Autochtones de l’Amérique du Nord, la subalternisation des peuples du Sud dits sous-développés, etc.
Si Roberson Edouard ne s’est pas attardé sur les nuances entre la violence de la modernité et la violence relationnelle, il nous faut insister sur le fait que cette dernière est une modalité de rapport à autrui qui ne découle toutefois pas d’une différence fondamentale supposée.
La violence comme ontologie
On peut approcher la violence en l’analysant d’un point de vue ontologique. Elle est dans ce cas un mode d’existence sociale : « Je violente donc je suis ». C’est à travers la violence que les droits s’expriment, qu’une forme de citoyenneté émerge, qu’une communauté politique s’affirme. Il y a une pulsion de vie dialectiquement articulée à une pulsion de mort qui alimente le rapport que des personnes prises dans cette violence entretiennent avec elles-mêmes et le reste du monde.
Cette acception de la violence présentée par Edouard se pose parfois comme une quête de sens. L’absence de reconnaissance sociale, le manque de perspectives, le délitement du lien social, le désespoir sont autant d’éléments capables de pousser quelqu’un ou un groupe dans la spirale du non-sens. L’individu ou le groupe assujetti a l’impression de ne pas avoir d’emprise sur sa vie, d’être ballotté au gré de la contingence. Dans ce cas, la violence se présente pour eux comme le seul moyen d’affirmer leur existence, d’être sujets de quelque chose. Elle confirme leur existence sociale.
La violence comme savoir
La violence comme savoir suppose des connaissances tactiques, des maîtrises d’outils, une maîtrise de soi qui justement portent à l’exercice de la violence, surtout celle des groupes armés. Il existe diverses modalités d’apprentissage de cette violence : la socialisation, le mimétisme, la contrainte, l’entrainement…
Si au niveau de la socialisation, principalement dans la sphère de la famille, il y a un apprentissage du mépris social, de la haine de l’autre, la modalité d’apprentissage de la violence la plus fréquente pour Edouard est le mimétisme. C’est par ce biais que, par exemple, des chefs de gangs transmettent des savoirs à leurs soldats.
La violence comme critique sociale
Enfin, la violence peut être une critique sociale. Une critique de ce qui est établi, d’un ordre social donné…Ainsi, les violences contestataires sont une critique de l’ordre dominant.
Pour appuyer les propos de Roberson Edouard, il nous semble que face à une violence oppressive, les individus peuvent répondre par une violence de résistance. C’est parce que la société est « malade », parce qu’elle ne répond pas ou plus aux attentes des individus que ceux-ci, pour faire entendre leur voix, ont recours à la violence. Celle-ci informe par conséquent sur quelque chose qui ne va pas ou plus.
La violence des gangs armés en Haïti
Qu’est-ce que cette présentation nous apprend sur la violence des gangs armés en Haïti, objet des réflexions de l’UPRIC ? D’emblée, il nous paraît que cette violence ne peut se rattacher à l’une des catégories ci-dessus. Elle synthétise certaines caractéristiques de chacune d’elles pour donner quelque chose de prime abord diffus et complexe. Ainsi, elle est aussi bien une pratique qui contribue à la déshumanisation de l’autre, une forme de relation à autrui puisant dans un cadre socioculturel parcouru de violence, la critique d’une société de non-sens.
Mais d’une manière globale, la violence des groupes armés en Haïti est d’abord une violence politico-sociale qui va puiser dans les manquements du sujet en mal d’être de quoi s’auto-alimenter. Elle est de ce fait indissociable du contexte politique, économique et social d’un côté, et du vécu des individus de l’autre côté.
Dans le versant politique, économique et social de la violence en Haïti, les enjeux d’occupation d’espaces (à des fins électorales, de contrôle de potentiels foyers de mobilisation populaire ou autres) sont essentiels. Nous faisons à cet effet l’hypothèse que la violence est devenue l’instrument primordial d’un projet politique qui tend à l’organiser et la normaliser. Elle puise à cet effet dans les conditions socioéconomiques précaires, l’absence de plus en plus de perspectives pour créer une configuration sociale dans laquelle tout est permis.
Par Bengie Alcimé